Extrait de Faire du Sahel un pays de cocagne : le défi aggro-écologique, René Billaz, L’Harmattan, 2016
« Des croisés ? Pourquoi des croisés ? Pour quelle croisade ?
La croisade du développement durable, bien sûr. Madame Bâ, la célèbre héroïne d’Erik Orsenna[1] n’est-elle pas partie en croisade contre l’analphabétisme ? Et bien nous autres, qui nous battons contre les déficits vivriers chroniques, contre la désertification, qui observons l’aggravation des situations sociales et l’expansion du djihadisme barbare, nous sommes en fait des croisés du développement : nous rêvons de contribuer à « faire du Sahel un pays de cocagne »
Le lieu de cette croisade : le Yatenga historique, grosso modo l’espace de l’actuelle région Nord du Burkina Faso. Porteur d’une forte identité historique, il constituait avant la colonisation française un royaume, une fraction importante de l’empire mossi.
A en croire Amadou Hampaté Bâ[2], le Yatenga aurait été un pays de cocagne. Ne prête-t-il pas en effet à son héros Wangrin découvrant Ouahigouya au début du siècle dernier des propos émerveillés sur des paysages d’abondance paisible : « Wangrin restait assis pendant de longues heures dans un coin du marché pour admirer les richesses et les beautés de ce pays, qui semblait sortir d’un récit des mille et une nuits ».
Il est vrai qu’à l’époque la Haute Volta[3] ne comptait guère plus d’un million d’habitants (elle en compte une quinzaine actuellement) ; la densité de population rurale était certainement inférieure à 10 habitants/km2, alors qu’elle est proche de 100 de nos jours dans la région Nord : les hommes ne manquaient pas d’espace pour cultiver, ni leurs troupeaux pour pâturer.
La croisade consiste donc à faire du Yatenga un nouveau pays de cocagne « pays d’abondance et d’insouciance » selon les hôtes du quai Conti. Folle entreprise, ne manquera pas d’estimer tout esprit sensé, quand on sait l’importance des migrations de travail et qu’on observe la dégradation des ressources naturelles. Mais toute aventure n’est-elle pas par essence un défi au sens commun ? Et puis, c’est notre défi professionnel, celui des agronomes ; notre dessein n’est-il pas de mobiliser des connaissances pour contribuer au bien-être des populations rurales et à la bonne santé de Dame Nature ?
Au Yatenga, l’aventure en question a débuté avec les grands épisodes de sécheresse amorcés en 1973 et poursuivis durant une longue décennie, avec des déficits de pluie de l’ordre de 40 % par rapport à la moyenne des cinquante dernières années. Les souffrances subies par les hommes et leurs troupeaux ont alors provoqué une forte mobilisation de moyens financiers et des compétences disponibles. C’est dans ce contexte (des équipes de techniciens de la recherche et du développement) qu’a commencé l’aventure.
A ce jour, elle est loin d’être terminée : si quelques batailles ont été gagnées, ou sont en cours de l’être, la victoire est encore lointaine. L’horizon 2050, avec une population triple de l’actuelle et les menaces des conséquences du changement climatique, c’est celui de notre aventure.
Aventure humaine certes, mais aussi aventure professionnelle et intellectuelle : combien de pratiques agricoles n’avons-nous pas dû remettre en cause, combien de concepts n’avons-nous pas révisés, ceux-là même qui constituaient, au milieu du siècle dernier, le socle des connaissances disponibles, le bréviaire de l’agronome pourrait- on dire ? C’est en effet à l’émergence d’une approche originale que nous avons assistée, et que nous continuons à accoucher : la fameuse agroécologie, objet de tant de débats et de controverses. »
[1] Orsenna (Erik), Madame Bâ, Paris, Stock, 2002; Mali ô Mali! Paris, Stock, 2014
[2] Bâ (Amadou Hampaté), L’étrange destin de Wangrin, Paris, Ed. 10/18, 1999.
[3] Je rappelle pour mes futurs jeunes lecteurs que ce n’est que dans les années 1980 qu’a été rebaptisé cet ex territoire de la République française ; Burkina Faso signifie « le pays des hommes intègres », un nom bien plus symbolique que celui du fleuve qui y prend naissance. L’auteur de ce baptême : le Président de l’époque, le Capitaine Thomas Sankara, assassiné quatre ans après son arrivée au pouvoir. Beaucoup de ses compatriotes, et au-delà des frontières, le voient comme un « Che Guevara » africain.
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