Lors du Congrès 2021 de Clisson, Hervé Pillaud est venu présenter son livre Cultivons l’avenir ensemble, édité par La France agricole.
Cette conférence a suscité un grand intérêt et ouvert un débat qui ne demande qu’à se poursuivre.
Gérard Ghersi en a synthétisé les grandes lignes:
« Cette année, au cours de notre congrès de Clisson, Hervé Pillaud est venu nous parler de son dernier livre : « Cultivons l’avenir ensemble – (Ré)concilier agriculture et société », édité par La France Agricole. Rédiger un rapport fidèle et exhaustif de cette conférence, malgré des notes serrées et attentives, s’est vite révélé « mission impossible », tant était riche et fournie cette présentation. J’ai donc pris la liberté de rédiger plutôt ici un « rapport d’émerveillement » qui se base sur les idées fortes que j’en ai personnellement retirées et sur les commentaires personnels et collectifs qui en ont été faits dans notre assistance.
Au départ, Hervé Pillaud est agriculteur. Au travers de son engagement dans les organisations professionnelles agricoles auxquelles il a consacré 25 ans de sa vie1, il a acquis un haut niveau de connaissances (en particulier dans le domaine du numérique appliqué à l’agriculture) et une vision du monde et du futur de l’agriculture qu’il n’a de cesse de partager.
Par ses ouvrages et ses interventions, Hervé Pillaud entend éveiller aujourd’hui les consciences, dans le but d’imaginer un développement agricole responsable pour demain, face à ses défis dans une société en pleine mutation. Selon lui, l’agriculture doit entamer une révolution pour effectuer une rupture avec le passé. Et c’est bien cette vision des choses qu’il est venu partager avec nous.
En préambule à sa conférence, Hervé Pillaud présente en quelques statistiques le contexte dans lequel se situe son intervention. Il nous rappelle à cette occasion combien les mondes de l’agriculture et de l’alimentation ont été soumis en moins d’un siècle à des changements si profonds que seules des transformations radicales dans les manières de consommer et de produire ont permis de maintenir une situation alimentaire où globalement l’offre pouvait satisfaire la demande2.
Parmi ces facteurs, il faut prendre en compte, en tout premier lieu, la croissance démographique sans précédent que l’humanité a connue au cours des deux siècles derniers. En effet, à la fin du XVIIème, soit au moment où éclate la Révolution française, le nombre de bouches à nourrir atteint pour la première fois, pour l’ensemble de la planète, le milliard d’individus. Il aura fallu près de 3 millions d’années d’une très lente évolution pour arriver à ce chiffre. Au cours de cette longue période les humains se sont essentiellement nourri des produits de leur chasse, de leur pêche et de leurs cueillettes. Dans des temps relativement récents3, l’homme s’est sédentarisé et a peu à peu appris à domestiquer les plantes et les animaux. Il a ainsi su s’adapter, innover et évoluer pour faire face à ses besoins alimentaires, à ceux de sa famille et, plus tard, à ceux des autres secteurs de la société qui n’ont cessé de se développer. De 1800 à 1930 cette population va doubler, les 3 milliards d’individus seront atteints en 1960, les 4 milliards en 1975. Nous avons dépassé les 6 milliards à l’aube du XXIème, et nous voici, aujourd’hui en 2020, un peu moins de 8 milliards. Les prévisions démographiques laissent toutefois entrevoir un ralentissement de cette croissance et une stabilisation aux alentours des 9 à 10 milliards d’individus. Autant que l’on puisse prédire notre avenir.
En miroir de cette augmentation sans précédent de la population, le deuxième élément qu’il faut prendre en compte est le nombre et la forme des adaptations que le monde de la production, de la transformation et de la distribution alimentaire a été conduit à opérer en quelques années. Ainsi face à une demande aussi explosive, les entreprises et les acteurs en charge de la production des aliments ont dû s’adapter rapidement pour satisfaire, au plus bas coût, cette poussée spectaculaire d’une demande alimentaire mondiale, assortie de nouvelles exigences. Cet effort a été rendu possible grâce au progrès technique et à toute une série de transformations et de sacrifices qui ont permis, le long des chaînes alimentaires, un accroissement sans précédent de la productivité. Comme l’a rappelé notre conférencier, depuis la fin de la deuxième guerre mondiale la productivité dans l’agriculture a été multipliée par près de dix4. Mais cette nouvelle façon de produire n’a été rendue possible qu’au prix de changements structurels violents et a entrainé, en particulier, une diminution drastique du nombre d’agriculteurs5.
Parallèlement le phénomène d’urbanisation s’est accentué6 et les changements d’habitudes alimentaires, sous l’effet des revenus, se sont accélérés un peu partout dans le monde. Durant cette période, le secteur de la transformation, de la distribution et de la restauration alimentaire s’est fortement concentré, capitalisé et industrialisé et les échanges mondiaux ont explosé à leur tour. Nous voici aujourd’hui clairement installés dans le monde agro-industriel.
Ce changement, s’il s’avère brutal, est finalement bien récent, comme le disait Louis Malassis : « si l’on ramène l’histoire de l’humanité à une année calendaire, l’agriculture n’apparaîtrait que le 25 décembre et l’agroalimentaire (période dans laquelle nous vivons aujourd’hui) le 31 décembre tard dans la soirée ».
Ces chiffres, pour la plupart, nous les connaissons bien. Ce qu’apporte cette conférence c’est le sentiment qu’on vit une fin de cycle et qu’il est urgent pour nous de savoir anticiper les évolutions futures. Pour ce faire il est impérieux de changer notre appréhension des faits et de modifier nos stratégies, si l’on souhaite que cette révolution se poursuive, tout en en corrigeant ses excès et ses déviants. À ce niveau notre conférencier n’a pas été avare de pistes de solutions. Chacune d’entre elles mériterait sans doute de longs développements et susciterait de notre part, j’en suis bien certain, d’intéressantes discussions. Aussi vais-je ici me contenter d’en dresser une liste sans doute non exhaustive, qu’il vous sera possible de compléter, si vous le souhaitez, par une lecture de son livre.
– Partant du constat que l’opinion publique a des réticences vis-à-vis l’agriculture, mais qu’elle aime, malgré tout, les agriculteurs, il insiste sur l’urgence qu’il y a de rétablir un dialogue constructif entre les mondes agricoles et non agricoles et d’informer les consommateurs de ce que fait l’agriculture et que font les agriculteurs, mais aussi de leur engagement quotidien à produire plus vert ; en insistant aussi sur la place stratégique que le monde agricole occupe dans leur assiette trois fois par jour.
– Continuer à investir dans les nouvelles technologies et en particulier savoir tirer le meilleur parti du numérique en agriculture.
– Adopter une approche globale des systèmes alimentaires et des facteurs qui les affectent. Mais aussi s’inspirer d’une approche nouvelle connue sous le nom anglais de « Global Health » qui stipule, entre autres, que la santé des hommes, celle des plantes et celle des animaux demeurent étroitement liées, sur un territoire et par-delà les frontières7, ce qui suppose une solidarité élargie aux Hommes, aux plantes, aux animaux et à tout ce qui constitue notre environnement sur notre territoire et à l’international.
– Savoir s’adapter aux changements de la demande et aux transformations des habitudes alimentaires, tout en sachant que ces dernières varient dans le temps et dans l’espace avec les populations concernées, les pays et le niveau des revenus.
– Au niveau mondial, on observe un fort déséquilibre entre la répartition des populations et des terres agricoles. Selon les projections en 2050, la population des pays asiatiques atteindra 5,5 milliards d’habitants, celle de l’Afrique passera de 1,1 à 2,6 milliards. Dans une trentaine d’années et d’ici là, il faudra donc nourrir 85% des habitants de la planète, vivant à 70% dans les villes, souvent dans des régions qui ne disposent pas de terres agricoles en quantité suffisante (ce qui est le cas de la Chine, de la Corée et du Japon). Il faudra bien assurer cet approvisionnement alimentaire à partir des territoires agricoles disposant d’eau, de savoir-faire et de main-d’œuvre. C’est bien dans ce contexte géostratégique que se situent les achats de terre par la Chine et certains pays pétroliers dans les bassins agricoles fertiles. En tant que pays producteur la France peut tirer parti de cette demande et doit savoir se positionner.
– Toutefois, en matière de commerce international, si l’on retire les exportations de vins et de spiritueux, nous sommes importateurs net de produits agroalimentaires. La France cependant dispose de beaucoup de potentialités. Elle doit donc savoir exploiter ses « pépites », c’est-à-dire les productions végétales et animales et les produits dérivés qui en découlent pour lesquels elle dispose de savoir-faire et d’avantages comparatifs. Il faut donc passer d’une politique d’exportation des surplus à une véritable politique stratégique d’exportation ciblée.
– En matière d’environnement, il faut clairement identifier les nuisances que l’agriculture procure à son environnement, celles qu’elle subit et ce qu’elle peut apporter comme solutions à tous ces problèmes : le bio, l’agriculture raisonnée, la lutte intégrée, le zéro-labour, et bien d’autres solutions à développer qui conduisent à des pratiques plus respectueuses et dans ce domaine : investir dans la recherche.
– Sur toutes ces questions et ces nouvelles façons d’appréhender les choses, il est important de savoir former et informer de nouvelles générations de femmes et d’hommes qui vont avoir la charge de la transformation des systèmes alimentaires mondiaux.
– Pour ce qui est des prix agricoles, on peut noter une certaine contradiction entre la conférence et le livre d’Hervé Pillaud. Au cours de la conférence, il a été dit qu’il ne fallait pas trop compter sur une augmentation du prix payé aux agriculteurs, mais qu’il valait mieux chercher une augmentation des revenus par le biais de la diversification (cf. le point traitant des « pépites »). Ce qui a valu un échange musclé et justifié entre la salle et le conférencier. Or, si la recherche systématique de créneaux plus rémunérateurs demeure une stratégie à développer dans le monde agricole (ce qu’il n’a d’ailleurs pas attendu de faire), la position sur ce point adoptée par Hervé Pillaud dans son livre apparait beaucoup plus nuancée et je le cite « Si les exigences du consommateur sont le plus souvent légitimes, celui-ci doit admettre que la nourriture a un prix. Une politique fondée sur un coût toujours plus bas des produits de première nécessité (en premier lieu l’alimentation) comme levier de développement du pouvoir d’achat a atteint ses limites ». Le débat reste donc ouvert.
– La mise en valeur du vivant offre des perspectives fantastiques. En effet on n’a jusqu’alors travaillé que sur une infime partie de la biosphère, essentiellement sur les espèces terrestres et assez peu dans les océans, en ne focalisant nos recherches et notre production que sur quelques plantes et en ne privilégiant qu’un petit nombre de variétés. Mais cela suppose qu’on puisse s’imposer contre la concentration des richesses génétiques dans les mains de quelques
firmes et qu’en aucune manière, il ne soit possible de breveter le vivant. Une fois encore la recherche publique dans ces domaines doit être privilégiée et renforcée.
– Malgré l’urgence de certains dossiers, il nous faudra avoir la sagesse d’adopter des plans et des programmes calés sur le temps long et agir dans la durée. Ce qui n’empêche pas la réactivité et les actions d’urgence indispensables.
– Pour terminer, notre conférencier a fait appel au concept d’entreprise de mission et de territoire de mission. Cette vision des choses est intéressante, mais elle doit être définie avec précision, afin qu’elle ne soit pas utilisée pour délivrer un certificat de bonne conduite à des entreprises ou à des territoires qui voient dans cette démarche le moyen d’améliorer leur image. Certains diront que c’est déjà pas mal si les comportements s’améliorent, sous la pression populaire, mais on peut s’accorder sur le fait qu’il y a encore mieux à faire en la matière.
L’esprit et la démarche développés au cours de cette conférence et dans le livre dont elle est tirée sont riches d’analyses et de propositions qu’il faut saluer. Certaines sont connues, mais d’autres ouvrent des perspectives nouvelles qu’il nous faut approfondir. Or, le fait que leur auteur ait le courage et la force d’exprimer et défendre en face-à-face sa vision dans un esprit de modernité et de co-développement doit-être salué et encouragé.
Pour tout cela nous devons le remercier.
Cela étant dit, dans ce type de rencontre le temps manque toujours pour la discussion et l’échange avec la salle. Et il aurait été intéressant de pouvoir débattre sur la manière par laquelle de telles idées pourraient se concrétiser sur le terrain. La dimension humaine « à ras de terre » qui est le support de toute action demeure sans doute la condition nécessaire la plus importante et la plus complexe à mettre en mouvement. C’est à ce niveau que se confrontent les points de vue et les visions du monde.
Or d’autres penseurs, s’ils s’entendent sur le fait que notre monde vit une fin de cycle, envisagent l’avenir avec beaucoup plus d’inquiétude. Ils pensent que l’humanité est en train de basculer dans une nouvelle ère de notre planète qu’ils appellent l’anthropocène. Dans cette nouvelle période de la vie de la terre, sans doute déjà amorcée, les Hommes occupent une telle place et disposent d’un tel pouvoir que leurs activités affectent gravement celle-ci, en surface comme dans l’atmosphère. Cette vision, pour celles et ceux qui ont le souci de notre avenir, pousse à changer les mentalités, pour réparer et pour refonder notre alliance avec la Terre. S’ensuivent des propositions d’action bien différentes de celles que nous venons de lister ici.
La question reste donc posée de savoir si ces deux approches du futur vont s’opposer ou si, par le dialogue, l’échange des idées et le mariage des compétences, nous aurons la sagesse de trouver un chemin médian plus riche et plus fort.
C’est bien là semble-t-il l’esprit de la démarche qui consiste à « cultiver ensemble notre avenir ».
Gérard Ghersi
Notes:
1 Il a notamment agi comme secrétaire général de la chambre d’agriculture et vice-président de la FDSEA de Vendée, mais il a été également été : membre du Conseil National du Numérique (CNNum), président du groupe Etablières, initiateur du Pôle Recherche et Développement de la Chambre d’Agriculture des Pays de la Loire, coordinateur AgriDev pour le groupe FDSEA Vendée, président de l’Agri Startup Summit, président et concepteur du salon Tech Élevage et membre d’honneur de La Ferme Digitale.
2 Certes, famines et malnutritions subsistent au cours de cette période. On estime aujourd’hui à 870 millions le nombre de personnes mal-nourries ou sous-alimentées, chiffre qui n’a malheureusement guère évolué au cours des vingt dernières années. Cette situation n’est certes pas acceptable, mais elle est davantage due à des problèmes de répartition des richesses, des aléas climatiques et à des conflits armés, qu’on ne peut imputer directement au monde de l’agriculture et de l’alimentation.
3 On fait remonter la naissance de l’agriculture à environ 8000 ans avant notre ère. On repère en effet les premières sociétés agraires dans les plaines de l’Euphrate autour de cette période.
4 Dans sa contribution au numéro spécial : « Un siècle d’histoire agricole française » publié en 1988 par la revue Économie rurale, Paul Bairoch évaluait que la productivité agricole de la France avait été multipliée par 7,5 entre 1945 et 1987, soit au moins autant que pendant les 8000-9000 ans qui se sont écoulés de la naissance de l’agriculture à la deuxième guerre mondiale.
5 En France il y a aujourd’hui quatre fois moins d’agriculteurs exploitants qu’il y a 40 ans. Mais dans le monde, l’agriculture et la ruralité occupe encore une place importante, malgré un fort exode rural et en particulier dans les pays du sud où le pourcentage des personnes vivant par et de l’agriculture demeure important : 58% en Afrique et 50% en Asie.
6 D’ici 2050, 68% de la population mondiale vivra dans des villes contre 55% aujourd’hui,
7 Pour plus d’information sur l’approche Global Health : https://www.youtube.com/watch?v=pEqr0VstJtc
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