Par Rose-Marie Lagrave, sociologue, directrice d’études à l’EHESS (Ecole des Hautes études en Sciences Sociales). Congrès de Plaisance du Gers – 2005 –
Paysans de papier, paysans de métier
Tout porte à se laisser aller à la nostalgie, en revenant après trente-trois ans dans ce lieu de mémoire qu’est devenue la Mairie de Plaisance du Gers, tant les visages d’alors s’impriment en moi avec émotion. Mais mon souvenir s’accroche sur tout autre chose, pour retenir et éprouver, encore palpable et puissant, un élan, un souffle, une volonté farouche, un désir commun de vivre une aventure hors du commun en ce mois de septembre 1972, puisqu’il s’agissait de créer et de faire vivre une association des écrivains paysans. Je ne vais donc pas sacrifier au travail de mémoire, mais à un devoir d’avenir. en posant tout simplement la question: « Qu’avez-vous fait de cet élan de 1972, ou plutôt qu’avons-nous fait », puisque Chantal Olivier et Jean-Louis Quereillhac ont eu la gentillesse de rappeler que j’ai participé modestement à cette aventure, véritable défi. Tenue ensuite dans d’autres engagements et d’autres recherches, j’ai suivi de façon plus lointaine les activités de l’association, et c’est donc à partir d’une position extérieure, permettant de prendre une certaine distance, que je voudrais revenir non sur l’histoire de cette aventure, mais sur le double impact de l’association dans le monde paysan et dans le monde littéraire, pour formuler en conclusion des propositions, une sorte « d’horizon d’attente ».
Les effets de l’association sur le monde paysan et rural sont loin d’être évidents.
Spontanément, et en allant au plus facile, on pourrait se contenter de constater que l’association des écrivains-paysans a eu une fonction de témoignage, mais de témoignage de quoi? On se contente de souligner fréquemment que vos livres sont des documents qui restituent des informations sur la vie rurale, sur la dure condition des paysans, sur les gestes d’un métier qui remplit une fonction centrale dans toutes les sociétés.
Tout cela n’est pas faux, mais l’on peut opposer à ce type de témoignage, les écrits des historiens. Des ethnologues ou des sociologues, qui eux aussi n’ont eu de cesse d’écrire l’histoire du monde rural. Loin d’opposer ces descriptions, il faut donc s’interroger sur ce qui fait la spécificité des témoignages des écrivains-paysans, sans céder à J’illusion que seuls ceux qui vivent et pratiquent un métier sont habilités à en parler, ce qui serait la négation de toute possibilité de faire des sciences sociales. À mes yeux, les paysans décrits dans vos livres ne sont pas plus authentiques que ceux des ethnologues ou des historiens. La littérature, on le sait, est un savant bricolage: elle peut à la fois témoigner et déréaliser le monde paysan. La littérature, en effet, puise tout autant dans l’anti-mémoire que dans la mémoire, elle tient du témoignage et de la fiction, elle laisse faire le travail de l’imaginaire, elle joue et rejoue les mots. L’authenticité des écrivains-paysans est donc à chercher ailleurs, et en tout cas pas seulement dans la description de la vie paysanne. Ce que votre association a donné d’irremplaçable au monde paysan, et à la société tout entière, c’est le message suivant : les paysans sont des créateurs, des producteurs de culture, et ne sont pas réductibles à l’exercice d’un métier, ils participent pleinement d’une pensée en actes. Quand on lit vos ouvrages, par ailleurs très hétérogènes, on retient ceci : alors même qu’on ne vous attend pas sur le plan de la création culturelle, alors même qu’on vous a inculqué que l’expression culturelle ne pouvait venir de vos rangs, vous avez créé une identité collective par l’écriture, et cette identité collective est une protestation contre ceux pour qui l’exercice d’un métier manuel est synonyme d’abêtissement. Par cette protestation mise en mots, vous avez inversé le stigmate du paysan inculte en lui redonnant une dignité culturelle. Une des conséquences de cette inversion est d’avoir enrichi le terme de paysan d’une dimension supplémentaire. L’association des écrivains-paysans a permis qu’on ne puisse plus définir les paysans sans intégrer dorénavant leur fonction culturelle, non pas tant en ce qu’ils transmettent des éléments du folklore, mais en tant que gens d’écriture, écrivains pour certains, écrivants pour d’autres. À côté d’autres travailleurs manuels qui écrivent, (mineurs, cheminots, ouvriers), c’est-à-dire ce qui fût la littérature prolétarienne, la spécificité du registre de j’écriture des paysans tient à la relation au vivant et à la terre. Là réside à mes yeux leur authenticité, parce qu’ils sont les seuls à pouvoir éprouver et penser cette relation. Ces témoignages-là, nul ne peut les écrire à votre place, parce qu’ils mettent en jeu le corps, les émotions et l’intelligence dans la relation au vivant, dans les relations entre l’homme et l’animal, l’homme et les plantes, l’homme et la terre, c’est- à-dire un usage particulier de la nature.
Paradoxalement. cette relation spécifique au vivant confère aux paysans leur participation à l’universel, en assurant la jonction avec les autres paysan~ du monde qui, malgré des traditions différentes, s’interrogent sur les relations à la terre, et pour beaucoup à l’absence de terre, que l’on songe, par exemple, à la lutte des « Sans- terre » au Brésil. Dès lors, vos écrits valent moins par l’exactitude des informations sur la vie rurale ou villageoise que par la fidélité à des significations et à un sens. Cette fidélité à un sens est d’affirmer et de vous affirmer en tant qu’acteurs culturels, mais également, par un rappel poétique et politique, de manifester que la terre et la nature sont des biens rares, destructibles, biens communs qui ne sont pas seulement des moyens de production mais la matrice de la pérennité d’une civilisation.
Pour que ces fonctions soient visibles, il fallait l’association, car individuellement ces messages restent lettres mortes, alors que l’association a permis d’attester cette vocation universelle à partir d’un enracinement local ou régional.
Si l’association des écrivains-paysans a redëflni culturellement le terme de paysan, qu’en est-il maintenant de son impact sur la littérature? L’espace littéraire est traversé par des oppositions entre littérature savante et littérature populaire, deux mondes qui s’ignorent et qui fonctionnent de façon relativement séparée. Malgré la force de ces distinctions, le premier effet de l’association des écrivains-paysans a été de rëouvrir les frontières du littéraire en l’enrichissant par l’arrivée de nouveaux entrants, les paysans, attestant par là même que l’espace de la littérature n’est pas un espace clos, mais un espace dynamique, toujours en devenir. Le deuxième apport de l’association est d’avoir permis à des autodidactes ou à des personnes dont les trajectoires ne les destinaient pas à l’écriture d’accéder à la littérature. Vous êtes rentrés en littérature par effraction, de sorte que désormais l’écriture n’est plus un domaine réservé, c’est un espace pour tous, et vous figurez parmi les pionniers. Plus encore, en entrant en littérature, vous avez laissé trace de trois choses inédites. Vous avez fait la preuve que J’on pouvait écrire à partir d’un métier. Le métier est désormais un motif littéraire, ce qui existait rarement dans l’histoire littéraire. Le métier chez vous fait littérature, puisque vous ne vous nommez pas écrivains. mais écrivains-paysans. Vous avez également laissé trace de l’importance de la formation scolaire et du goût pour la lecture en tant que ressorts de votre arrivée à J’écriture. Vous avez encore laissé trace d’une « écriture réparatrice », c’est-à-dire une écriture qui soulage au moins partiellement la rage qui reste quand on a été retiré trop tôt.de J’école pour travailler, la rage qui reste quand on a connu des déceptions venues d’un monde paysan qui s’est transformé en laissant des laissés-pour-compte, sans pouvoir peser sur le cours de l’histoire. Et la conversion de cette série de déceptions en écriture ne se voit jamais autant que lorsque vous glorifiez et inventez un monde paysan, paradis terrestre. Le monde rural rêvé est le signe d’une insatisfaction qui se transforme en utopie rustique, preuve que vous n’êtes pas seulement des chroniqueurs de la vie rurale.
Enfin et pour conclure ce second point, ce que vous avez donné à la littérature, c’est une énigme, avec laquelle le monde littéraire doit composer. Dans la dénomination écrivains-paysans, c’est le tiret, Je trait d’union entre les deux qui fait le plus de sens. Un écrivain-paysan est un être hybride, et cette double face que vous avez voulue, qui vous a fait travailler ensemble depuis trente-trois ans, implique une double responsabilité, et ce sera « objet de mon dernier point.
Double, dédoublée est votre responsabilité, puisqu’elle concerne à part égale et le monde littéraire et le monde paysan.
Le littéraire, d’abord. Il me semble, mais je peux me tromper, que vous êtes plus souvent des paysans qui écrivent que des écrivains. Je m’explique. À ma connaissance au sein de votre association, peu de débats ont porté sur l’esthétique de l’écriture, sur le style, sur le langage, comme si écrire était une expression brute. Être écrivain, c’est travailler sans relâche pour trouver le registre de l’écriture le mieux à même pour donner forme à l’expérience que l’on veut restituer. Or, le travail sur l’écriture comme expression intime et publique, puisque destinée à être publiée, est une tâche certes individuelle, mais aussi collective. Il vous revient de fonder, sinon une école littéraire, au moins un creuset, une voie lisible et visible pour les lecteurs, qui fasse le temps venu genre littéraire, et cela passe par un travail sur la forme et sur le fond. En créant un genre, voire une école littéraire, vous participerez de plain-pied au monde littéraire en l’enrichissant d’un créneau d’inspiration et, inséparablement, d’un type d’écriture originale et identifiable par le public des lecteurs. En cela, vous participerez pleinement à l’exception culturelle française, car rares sont dans le monde les associations.d’écrivains paysans. De même, participer au monde littéraire, c’est faire la clarté sur ce qu’est pour vous un écrivain, et sur votre responsabilité collective en tant que producteurs d’idées.
Quelles idées défendez-vous, et par quelle littérature voulez-vous vous imposer? Vous ne prenez pas de positions littéraires en sorte que vous laissez aux commentateurs le soin de vous classer ou de vous déclasser.
De la même manière, votre association a une responsabilité à l’égard du monde paysan. Votre association parce qu’elle est l’une des avant-gardes culturelles de la paysannerie a pour tâche de rassembler, de constituer, d’institutionnaliser, de faire vivre et de transmettre un fragment du patrimoine culturel des paysanneries. Or, nul lieu n’existe en France où la mémoire vive des paysans soit archivée, présente, consultable. Depuis des années, j’ai frappé à de nombreuses portes pour proposer la création d’un institut sur les paysanneries, mais en vain.
Je me réjouis que Louis Malassis ait une volonté identique. Mais l’initiative ne peut venir que de vous ; c’est à l’association de prendre en mains ce lieu de rassemblement du patrimoine culturel paysan. Il ne s’agit certes pas de faire un musée des arts et traditions populaires de plus, ni un écomusée, mais un lieu de catalogages et de collectes des ouvrages, un lieu de débats, un lieu ouvert aux étrangers, aux étudiants et aux chercheurs. Une Maison des écrivains-paysans en somme, mais ouverte et hospitalière en ce qu’elle regrouperait et confronterait les écrivains-paysans avec tous ceux qui écrivent sur la paysannerie, qu’ils soient syndicalistes, chercheurs, cinéastes, photographes ou peintres.
Pour attester pleinement que les paysans sont producteurs de culture, il faut dès lors faire travailler ensemble le Ministère de l’agriculture et celui de la culture, car le double parrainage s’impose. Cela suppose aussi de franchir une étape: il s’agit de passer d’une association de production et de ventes de livres, d’une amicale associative, à l’invention d’une école littéraire adossée à un institut de l’histoire des paysanneries. Il faut sortir de l’association, la redéployer, forcer des portes, pénétrer des milieux qui vous ignorent, pour impulser une nouvelle dynamique. et attirer ainsi les jeunes générations en leur transmettant le goût pour une culture non frelatée, ou en tous cas proposer des alternatives culturelles à la culture de masse.
Je suis consciente d’avoir lancé un double défi, et vous pouvez me rétorquer avec raison qu’il est facile pour moi de proposer cette ambition. C. Olivier, J.L. Quereilhac et J. Robinet auquel je pense particulièrement aujourd’hui savent que si j’ai peu de temps disponible, ils peuvent compter sur moi. Mais je sais surtout que Chantal Olivier peut déplacer des montagnes, et assurer cette transition avec le talent qu’on lui connaît.
Pour terminer, permettez-moi d’évoquer un visage. En venant à Plaisance du Gers, une figure tutélaire m’a accompagnée, celle d’Emile Joulain qui incarne l’esprit de l’association des écrivains-paysans, et « le gars Mil » allait toujours de l’avant. C’est un émouvant symbole d’espoir pour l’avenir de J’association, à qui je souhaite une seconde jeunesse puisqu’elle est arrivée à l’âge de la maturité. Forte de son expérience passée, elle peut à présent prendre un tournant décisif, sans se laisser dévier et dériver » en gardant le cap comme la barque des « Filles de la Loire ».
Rose Marie Lagrave
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